S’échapper de la classification des genres
Par Annie Forest-Abou Mansour
Deux nouvelles, « Jardin(s) » et « La Femme trouée », du nouveau recueil Jardin(s) de Francis Denis, peintre et écrivain à « « l’imagination débordante », sont offerts aux lecteurs. Deux nouvelles au climat et aux thèmes mélancoliques et tragiques comme dans ses précédents ouvrages : La Traversée, Le Passage, Les Désemparés, La Saison des Mauves et le chant des Cactus (1). Apparemment simple au premier regard, ce recueil est en réalité d’une grande complexité narrative et psychologique. Il échappe à la classification des genres. Ces nouvelles, cristallisation de moments intenses à la dimension émotionnelle puissante, allient en effet le roman, le genre épistolaire, le théâtre, le monologue intérieur, devenant dialogue théâtral avec ses contraintes dramaturgiques comme la présence de didascalies,« (Rires) », « Nouveaux sourires », les prénoms en caractères gras en début de tirade, l’absence de verbes introducteurs de paroles… Ces nouvelles proposent au lecteur un univers pimenté d’arcanes secrètes et étranges où réalité et fiction se mêlent intimement et mystérieusement et où différentes instances narratives apparaissent.
Le jardin réel et métaphorique
Le titre de l’opuscule et de la première nouvelle, Jardin(s), s’accorde aussi aux champs lexicaux du second texte, « La Femme trouée ». Jardin (s) , titre au pluriel glissé entre parenthèses, espèce de mise en exergue, annonce le petit jardin de René, à « la végétation, si luxuriante et si colorée », symbole de régénéréscence, de vie, de solidarité, hâvre de jeu et de joie pour les enfants des voisins :« lieu convivial où chacun pouvait trouver sa dose de bien-être, se sentir moins isolé et tisser un patchwork de petits bonheurs en société ». Jardin, créateur d’instants de bonheur pour le protagoniste dans le sombre, triste et ennuyeux quartier où il réside. Jardin, paysage extérieur et intérieur, miroir de l’âme, « reflet de (l’) âme », en osmose avec le ressenti de René, s’épanouissant lorsqu’il est heureux, s’étiolant lorsqu’il sombre. Jardin de Marthe devenu potager, jardin des souvenirs : « Les souvenirs, ça se cultive. Comme les légumes dans le potager (...) », métaphore et champ lexical de la culture évoquant l’idée d’une renaissance possible par le biais de la mémoire, de l’imagination et du rêve. Un jardin mortifère et vivant, oxymore enfoui dans les plis du texte.
Un univers sombre
L’ouvrage de Francis Denis plonge le lecteur dans l’univers mélancolique et émouvant de René exprimé à merveille dans l’énumération : « Chagrin, nostalgie, lamentation, soupir, tristesse, désolation, la liste des mots pouvant traduire cette plongée dans la mélancolie est on ne peut plus fournie ». Univers émouvant et mélancolique aussi de Clotilde, Marthe, Marguerite, des coeurs simples et fragiles brisés par la destinée, aspirant au bonheur, à l’affection et à la tranquillité.
Les personnages principaux des deux nouvelles, - René, Marthe, Marguerite,- sont des humains, profondément humains, des écorchés vifs, accablés par le malheur, la solitude, l’ennui. René, englué dans une réalité sombre et mortifère, n’a pour amis que son ombre et Nestor, son poisson rouge (« Lorsque je dis « nous », je m’entends bien, il s’agit de moi-même et de mon ombre. On peut éventuellement y ajouter la présence de Nestor, mon poisson rouge, le cercle de mes relations intimes ou non s’arrêtant là ») ! Homme hypersensible, il se sent dévalorisé, inexistant, invisible aux yeux des autres. Il veut, comme Marthe, être reconnu, « faire partie de leur monde ». La construction d’une piscine verticale va momentanément transformer son existence et rompre sa solitude : « Tout le monde fait maintenant la queue pour pouvoir bénéficier à la fois de la piscine et du cadre enchanteur de mon jardin ». Grâce à cette piscine étrange, il découvre l’amour, inespéré et incroyable, en la personne de la jeune Clotilde, femme idéale, sens de sa vie. En effet, des trouées de lumière transfigurent l’existence de tous ces malheureux : le soutien de l’Abbé Pierre durant le terrible hiver 54, les souvenirs de soirées de Noël en famille, la rencontre, pour Marthe, de ses employeurs, - personnages absents, vus en creux -, devenus des amis, la complicité fraternelle entre leurs enfants et la petite Marguerite qui fréquente la même école privée qu’eux, matérialisation de l’accession à une autre classe sociale : « Joie et fierté qui redoublaient quand il lui arrivait de conduire elle-même les trois écoliers jusqu’à la grande grille en métal forgé. Pour elle, ces grilles étaient le symbole d’un monde inaccessible, une espèce de paradis auquel elle n’aurait jamais cru pouvoir accéder. Enfin, elle avait sa place dans la société ! ». Ces instants lumineux, - des souvenirs essentiellement - métamorphosent la vie de Marthe. Le rêve et l’inconscient libérateurs favorisent l’évasion et l’émancipation de cette femme que quarante cinq ans séparent du tragique incendie, ellipse temporelle infinie, hiatus profond expliquant le titre de la nouvelle. La mort de la mère au prégnant amour, nécessaire scission entre elle et sa fille, met en branle le corps et la parole de la grabataire (« Maintenant, maintenant que Maman est morte, il va falloir se lever. / descendre jusqu’au village pour appeler à l’aide. / Crier enfin. Redevenir soi-même / Accepter la guérison et regarder plus loin, plus loin encore ») dans une vie mise en abyme vécue intensément. Le bonheur ne peut-il exister que dans le rêve aux effets cathartiques, compensations aux échecs de la vie , dans l’observation de la beauté luxuriante de la Nature et dans la création ?
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