Le moins que l’on puisse dire est que les dirigeants chinois ont (parfois) un sens aigu de la communication. En remettant au goût du jour les mythiques routes de la soie qui évoquent les épopées du « Livre des merveilles » de Marco Polo, ils couvrent leurs projets d’un voile attrayant. Celles du XXIe siècle se traduisent en routes, chemins de fer, centrales électriques… bien moins romantiques.
«Il y a plus de deux mille cent ans, Zhang Qian, émissaire de la dynastie des Han, fut envoyé à deux reprises en mission diplomatique en Asie centrale, (…) frayant la route de la soie qui s’étend de l’est à l’ouest et relie l’Europe à l’Asie. » Pour lancer son projet, le président Xi Jinping a convoqué l’histoire afin de frapper les imaginations, assurant, lyrique : « Je peux presque entendre le tintement des cloches accrochées aux chameaux et voir les volutes de fumée s’élever dans le désert » (1). Ainsi est né, ce 7 septembre 2013 à l’université de Nazarbaïev, au Kazakhstan, le programme-phare du président chinois, qui prendra le nom de « One Belt, One Road » (Une ceinture, une route) avant de devenir « Belt and Road Initiative » (Initiative ceinture et route). La formule est totalement incompré-hensible en français, et l’on parle plutôt de « nouvelles routes de la soie », ce qui est quand même plus chic.
À l’époque, ce discours passe quasi inaperçu. En Chine même, tout au plus l’expression est-elle reprise ici ou là comme on répète des éléments de langage. Il faut attendre huit mois, le 8 mai 2014, pour que l’idée prenne la forme de routes dessinées sur une carte de l’agence de presse officielle Xinhua : deux itinéraires terrestres qui traversent la Chine d’est en ouest, rejoignant l’Europe en passant par la Russie ou par l’Iran et la Turquie, ainsi qu’une voie maritime à laquelle viendra s’ajouter, bien plus tard, la route polaire (lire « L’Arctique échappe à Washington »). Les tracés restent flous, les projets aussi, mais la direction est affirmée.
En novembre 2014, un fonds souverain chinois, doté de 40 milliards de dollars (32 milliards d’euros), est mis sur pied. Dans la foulée, le président Xi relance l’idée d’une Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII) ouverte à tous les pays. Malgré une intense campagne de l’administration Obama, qui y voit alors le premier pas vers un « transfert de leadership des États-Unis vers la Chine (2) », la plupart des pays occidentaux participent à sa création, Royaume-Uni, Allemagne et France en tête… De cinquante-sept membres à sa naissance, la BAII en compte aujourd’hui cent deux (3). Si la Chine possède un tiers du capital, les États européens en totalisent 20 %. Et, bien que Pékin domine, nul ne dispose d’un droit de veto.
Les tracés restent flous, les projets aussi, mais la direction est affirmée. Derrière ce label se profile la vision chinoise du monde
Au fil du temps, les nouvelles routes de la soie sont devenues une sorte de label estampillant aussi bien les projets purement chinois à l’étranger, ceux définis dans un cadre multilatéral avec la BAII ou tout simplement les résultats de relations bilatérales. Ces routes peuvent conduire bien au-delà de celle suivie par les antiques caravanes, et mener jusqu’au cœur de l’Afrique. Qu’importent l’histoire et la géographie, la géopolitique guide les pas chinois. Les fantasmes ne manquent pas et les superlatifs foisonnent puisque l’on annonce des enveloppes dépassant les 1 000 voire les 2 000 milliards de dollars. Le premier forum de la BRI, qui se tient en grande pompe à Pékin en 2017, met en scène cette valse des milliards, censée témoigner du retour de l’empire du Milieu dans les affaires de la planète.
Priorité aux infrastructures
Si, le plus souvent, on peine à distinguer les programmes clairement établis des vagues promesses, on aurait tort de n’y voir qu’une agitation verbale. D’une part, des constructions ont déjà démarré : routes, liaisons ferroviaires (Djibouti-Addis-Abeba [Éthiopie], ou encore Djakarta-Bandung [Indonésie], modernisation du réseau en Inde, etc.), ports en eaux profondes (Pakistan, Bangladesh…), zones industrielles de transit (Kazakhstan) mais aussi équipements électriques (centrales au charbon et hydrauliques au Pakistan), de télécommunications… D’autre part, ces nouvelles routes de la soie reflètent la vision chinoise du monde et du rôle que Pékin entend y tenir.
Ce n’est certainement pas un hasard si la Chine mise en priorité sur le développement des infrastructures. Cela correspond à son propre modèle de décollage : « Construisez une route et l’on deviendra riche », avait-on coutume d’entendre, il y a une vingtaine d’années, dans les villages chinois, car les marchandises et les personnes pouvaient alors sortir de ces lieux longtemps restés à l’écart. C’est l’option prise pour rattraper le retard des provinces de l’Ouest. Le modèle pourrait également servir aux voisins et pays bénéficiaires. La BAII a ainsi retenu six secteurs d’investissement : électricité, transports et télécommunications, développement urbain et logistique, approvisionnement en eau et assainissement, protection de l’environnement, infrastructure rurale et développement agricole.
Bien sûr, l’aspect mercantile des projets est le plus évident. Il s’agit d’offrir immédiatement des débouchés aux grands groupes chinois : beaucoup doivent faire face à de sérieuses surcapacités, tels les géants du bâtiment et des travaux publics (BTP) ou de la sidérurgie, quand d’autres doivent se préparer à la saturation de leur marché intérieur, telles les entreprises ferroviaires ou les équipementiers de l’énergie… À terme, cela facilitera également l’acheminement des produits industriels de grande consommation que les pays occidentaux risquent de délaisser progressivement.
De plus, en trouvant de nouvelles voies de communication, la Chine sécurise ses circuits d’approvisionnement et d’exportation, qui s’effectuent à 80 % par la mer, largement contrôlée par les États-Unis et leurs alliés (Japon, Corée du Sud, Taïwan…). Depuis le début des années 2000, les dirigeants sont obsédés par un éventuel barrage maritime voire un blocus américain. Ils veulent desserrer l’étau.
Pékin s’appuie sur les failles des institutions internationales, qui sont incapables de répondre aux besoins de développement
Mais Pékin a des visées plus larges, et cherche à accroître son influence géopolitique. Le pouvoir s’appuie sur les carences des institutions internationales nées de la seconde guerre mondiale, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et son pendant asiatique, la Banque asiatique de développement (BAD). Ainsi, cette dernière évalue à 22 500 milliards de dollars (21 200 milliards d’euros) les besoins d’infrastructures, entre 2016 et 2030, rien qu’en Asie (4), mais elle ne peut en financer que la moitié, au mieux — et encore, en exigeant des récipiendaires qu’ils mettent en œuvre des politiques d’austérité. Tout le monde a en mémoire les programmes d’ajustement structurel imposés lors de la crise asiatique de 1997-1998 qui ont provoqué des émeutes (cinq morts en Indonésie) et laissé les économies de l’Asie du Sud-Est sur le carreau.
Pas d’intervention de ce type avec la Chine, qui rejette toute ingérence dans les affaires intérieures. Pour autant, elle ne prête pas à l’aveugle, et ses intérêts sont préservés. Elle mêle allègrement fonds publics et fonds privés, capitaux chinois et capitaux occidentaux ou des pays d’accueil. En effet, elle tient au multilatéralisme jusque dans les financements — pour répartir les risques, mais aussi pour tenter de rassurer ses voisins inquiets de sa force de frappe financière et surtout pour montrer au monde que l’on peut dépasser l’unilatéralisme idéologique du FMI ou de la BAD (dont le président est japonais). Elle n’hésite d’ailleurs pas à associer celle-ci à certains projets de la BAII — laquelle avait retenu, fin 2018, trente-cinq programmes. Dans plus de la moitié des cas, d’autres partenaires (banques privées et fonds souverains) figuraient parmi les bailleurs de fonds (5). Pour preuve de l’indépendance de la banque, nous dit-on, l’Inde compte au rang des principaux bénéficiaires des prêts de la BAII, bien que les rapports sino-indiens ne soient pas au beau fixe…
Toutefois, les programmes menés et financés par cette banque demeurent très minoritaires. On estime qu’ils représentent entre 10 et 15 % de l’ensemble des projets labellisés BRI. Rien qu’en 2017, les banques commerciales comme la China Construction Bank (CCB), l’Industrial and Commercial Bank of China (ICBC) et la Bank of China (BoC) affirment y avoir contribué à hauteur de 225 milliards de dollars, tandis que les banques d’État China Development Bank et EximBank y ont consacré 200 milliards de dollars (6). Sans parler des investissements directs.
Trois « corridors » ont été arrêtés avec des liaisons ferroviaires et routières, des plates-formes, des réseaux Internet, etc.
En Asie, trois « corridors » ont été définis comme prioritaires : le corridor économique Chine-Pakistan, qui est certainement le plus avancé, avec les centrales électriques, les réseaux de télécommunications et le port de Gwadar (7) ; celui intégrant le Laos et la Thaïlande (avec la construction de ports) ; et un autre impliquant le Bangladesh, l’Inde et la Birmanie, plus difficile à concrétiser.
Bien sûr, les nouvelles routes de la soie conduisent jusqu’en Europe. En mars 2014, le président Xi visitait, symboliquement, la gare de Duisbourg en Allemagne, terminus des onze mille kilomètres parcourus par les trains de marchandises venant de Chongqing, au cœur de la Chine industrielle. Quatre ans plus tard, on comptait cinq mille convois, contre dix-sept en 2011 ; mais cela ne représente que 1,5 % du trafic de fret. Le chemin de fer n’est pas près de remplacer les porte-conteneurs sur la mer. Pékin en a conscience, qui a massivement investi dans les équipements portuaires.
Profitant des politiques d’austérité et de restructuration imposées par l’Union européenne, les multinationales chinoises se sont emparées de la totalité du port du Pirée en Grèce, de terminaux portuaires à Valence et Bilbao en Espagne, et négocient des accords pour les ports italiens de Trieste (en liaison avec celui de Koper en Slovénie), de Gênes et de Palerme. Le 23 mars 2019, le premier ministre Giuseppe Conte et le président Xi ont signé un « mémorandum d’entente » créant des « synergies » avec la BRI. L’Italie n’est pas le premier pays de l’Union européenne à rejoindre les nouvelles routes de la soie — la Grèce, le Portugal, la Lettonie, la Croatie, la Bulgarie l’ont fait depuis longtemps. Mais c’est le premier membre du G7 à mettre ses pas dans ceux de la Chine, à la fureur de M. Donald Trump…
Des ports européens rachetés
Pour autant, les routes chinoises n’ont pas forcément la douceur de la soie. Les critiques montent contre le manque de transparence, les prêts distribués sans discernement, les projets pharaoniques parfois inutiles et souvent difficiles à rentabiliser, entraînant les pays en développement dans la fameuse « trappe à dette ». Une critique que rejette l’économiste Cheng Yiping, estimant qu’« il est curieux que les pays occidentaux nous accusent, nous, alors qu’ils ont poussé beaucoup de pays africains et sud-américains à s’endetter sans construire des infrastructures durables, utiles à ces pays. On construit des routes, des aéroports, des réseaux… ». L’argument n’est pas faux.
Toutefois, ce sont les entreprises publiques et les banques chinoises — et non les Occidentaux — qui ont conduit le Sri Lanka à s’endetter pour construire des équipements portuaires surdimensionnés, au point que le pays n’a pu les rembourser. En 2018, il est passé sous les fourches caudines d’une multinationale chinoise, China Merchants, qui, en échange de la dette, a obtenu la gestion du port et une concession de… quatre-vingt-dix-neuf ans. Cette perte de souveraineté a fait l’effet d’une bombe dans la région. La Malaisie, qui venait de changer de premier ministre, a suspendu un projet de liaison ferroviaire de 14 milliards de dollars (9,5 milliards d’euros) ; l’Indonésie a fait de même pour la ligne de train à grande vitesse Djakarta-Bandung ; le Bangladesh a choisi le Japon pour construire l’un de ses ports en eaux profondes (8) ; même l’ami pakistanais et son nouveau premier ministre Imran Khan ont réclamé une réduction du programme. 2018 fut vraiment une annus horribilis pour la « diplomatie du portefeuille » que manie si bien Pékin.
Le président Xi a fixé trois « obligations » : soutenabilité de la dette, croissance verte et aucune tolérance pour la corruption
Mais les dirigeants ne sont pas restés sourds. Comme l’explique avec humour Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur à l’Institut Thomas More, « les Chinois considèrent que les problèmes n’existent pas… mais qu’il faudrait quand même les résoudre (9) ». Ainsi, lors du deuxième forum de la BRI, qui s’est déroulé à Pékin, du 25 au 27 avril 2019, en présence de trente-cinq représentants de chefs d’État ou de gouvernement, M. Xi Jinping s’est attaché à répondre à ces critiques. La BRI « n’est pas un club fermé (…) destiné a servir les intérêts chinois. Elle s’est engagée dans la voie du multilatéralisme (10) », qui, selon lui, est le meilleur garant de la fiabilité des projets. Il a fixé trois « obligations » à respecter : « soutenabilité de la dette », « croissance verte » et « aucune tolérance pour la corruption ». Dommage qu’il soit resté discret sur les moyens de vérification.
Reste qu’en Malaisie, les Chinois ont dû revoir les projets à la baisse, et partager une partie de la facture pour que le gouvernement donne son feu vert. Même schéma en Indonésie où les travaux, dont la facture s’est réduite, ont repris ; au Bangladesh, où le deuxième port en eaux profondes a été attribué à des entreprises chinoises, ainsi qu’au Pakistan où le programme a quand même été rétréci.
Quant à l’Union européenne, elle a noué, en mars 2019, un accord avec l’agence fédérale américaine Overseas Private Investment Corporation, pour « offrir une solution de rechange solide aux projets de nouvelles routes de la soie » (South China Morning Post, Hongkong, 12 avril 2019). Pour l’heure, Pékin ne semble guère s’en émouvoir.
(1) Xi Jinping, L’Initiative « La ceinture et la route », Éditions en langues étrangères (ELE), Pékin, 2019.
(2) « China’s “Marshall Plan”, The Wall Street Journal, New York, 11 novembre 2014.
(3) Asian Infrastructure Investment Bank, 28 février 2020.
(4) « Meeting Asia’s infrastructure needs », rapport de l’Asian Development Bank, Manille, février 2017.
(5) « 2018 AIIB annual report and financials », BAII, Pékin, 2019.
(6) Cf. Jean-François Dufour, China Corp. 2025. Dans les coulisses du capitalisme à la chinoise, Maxima, Paris, 2019.
(7) Lire Christophe Jaffrelot, « Le nouveau champion des militaires pakistanais », Le Monde diplomatique, septembre 2018.
(8) Lire Samuel Berthet, « Les corridors de la discorde », Le Monde diplomatique, novembre 2018.
(9) Entretien à La Croix, Paris, 27 avril 2019. Emmanuel Dubois de Prisque est l’auteur, avec Sophie Boisseau du Rocher, de La Chine e(s)t le monde, Odile Jacob, Paris, 2019.
(10) Discours prononcé le 26 avril 2019 à Pékin, consultable sur le site du ministère des affaires étrangères.