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la vallée de ferghana

  • Novastan : La vallée de Ferghana, carrefour de l’Asie centrale

    La vallée de Ferghana était un passage incontournable des routes de la Soie, au confluent des civilisations grecque, chinoise, gréco-bactrienne ou encore parthe. Aujourd’hui, elle conserve un positionnement stratégique pour l’ensemble de la région et, en particulier, pour le Kirghizstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan qui se partagent son territoire. 

    Sources : Novastan qui a repris et traduit un article publié le 4 mai 2020 par Central Asian Analytical Network.

    La vallée de Ferghana est certainement une des régions les plus emblématiques de l’Asie centrale. Les projets d’infrastructures de transport, pour ambitieux qu’ils soient, témoignent tant des efforts limités de coopération entre les pays centrasiatiques que de la politique d’investissement raisonnée de la Chine.

    S’étendant sur 300 kilomètres de long et 170 kilomètres de large, la vallée est quasiment intégralement entourée de montagnes, à l’exception de la ville tadjike de Khodjent. Le territoire s’étend sur pas moins de trois pays :  le Kirghizstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan.

    La vallée est également la région la plus peuplée d’Asie centrale. Avec plus de 15 millions de personnes, la population qui y vit représente quasiment un tiers de l’ensemble de la population des trois pays. La partie kirghize compte 3,5 millions d’habitants, la partie ouzbèke 9,5 millions et la partie tadjike 2,5 millions.

    Au Kirghizstan, le territoire de la vallée de Ferghana est clé. Depuis la révolution de 2005, les fonctionnaires qui en sont originaires occupent des postes importants dans l’administration.

    Près de 30 ans après la chute de l’Union soviétique, la question des frontières demeure en suspens. Depuis 1991, plusieurs conflits relatifs aux frontières ont eu lieu.

    Si la vallée de Ferghana s’ouvre actuellement vers d’autres régions du Kirghizstan, du Tadjikistan et d’Ouzbékistan, la communication à l’intérieur de la vallée elle-même était paradoxalement gelée jusqu’à récemment.

    Un réseau routier en développement depuis 1991

    L’apparition de frontières nationales à la chute de l’URSS en 1991 a fortement perturbé les transports et activités commerciales, qui étaient jusqu’alors naturellement interconnectées.

    Depuis la chute de l’URSS en 1991, deux routes uniquement connectent la vallée de Ferghana au Kirghizstan : Bichkek – Och et Djalal-Abad Kazarman, cette dernière étant impraticable d’octobre à avril en raison de l’impossibilité de franchir le col de Sary-Kyr en hiver, avec des voitures parfois coincées même au mois de mai. La liaison ferroviaire Djalal-Abad – Tachkent – Bichkek a quant à elle été interrompue en 1993. Le Kirghizstan a ainsi été confronté à la nécessité de restaurer la route Bichkek – Och et de construire une alternative en remettant en état le réseau routier qui contourne l’Ouzbékistan.

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    Carte économique de la vallée de Ferghana

    En ce qui concerne le Tadjikistan, celui-ci a dû faire face à la nécessité de restaurer la route Douchanbé – Khodjent, fermée durant l’hiver depuis la construction des tunnels du Chahristan et de l’Istiklol.

    Tant au Kirghizstan qu’au Tadjikistan, les marchandises acheminées par la route le sont pour un coût sensiblement supérieur à celui du transport ferroviaire. A titre d’exemple, en 2017, selon Kyrgyz Temir Jolu, la compagnie nationale de transports kirghize, le transport d’une tonne de carburant de la gare d’Omsk à la gare de Kara-Balta coûtait 2 436,50 soms (27 euros). Ensuite, l’acheminement par camion de la gare de Kara-Balta à Och coûtait 2 860 soms (32 euros). En 2018, le transport d’une tonne de carburant par chemin de fer du poste de contrôle de Saryaghach vers Khodjent coûtait environ 4 000 soms (environ 50 euros).

    Enfin, les communications entre l’Ouzbékistan et la province de Soghd, au Tadjikistan, passent obligatoirement par le col de Kamtchik.

    Principaux itinéraires reliant la vallée de Ferghana à Bichkek, Douchanbé et Tachkent

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    Le Kirghizstan peine encore à trouver des contournements efficaces

    Pour relier le nord et le sud du Kirghizstan, il est nécessaire de franchir la crête de Ferghana avant d’emprunter soit les crêtes de Suusamyr et de Kirghiz et les vallées de Ketmen-Tioubin et de Suusamyr, soit la crête de Moldo-Too et les vallées de Djoumgal et de Kotchkor. L’accès est donc garanti de deux manières. Des sommes importantes ont été consacrées à la construction de tronçons supplémentaires dans la partie kirghize de la vallée ainsi qu’à la restauration de routes existantes contournant les États voisins.

    La construction de la route Nord-Sud devrait coûter 846 millions de dollars, dont 700 millions (83 %) via un investissement de la Banque d’exportation et d’importation de Chine. Autrement dit, avec une longueur totale de 430 kilomètres (200 kilomètres de nouvelles routes et 230 kilomètres à restaurer), chaque kilomètre de cette route coûtera près de 2 millions de dollars (1,7 million d’euros).

    De 1996 à 2016, 2 521 milliards de dollars (2 141 milliards d’euros) ont été investis dans la construction de routes au Kirghizstan. Sur cette somme, 206 millions de dollars sont des aides financières, 213 millions sont issus de fonds propres du pays et les 2 102 milliards de dollars restants proviennent de prêts.

    La restauration de chaque kilomètre de route coûte entre 0,7 et 1,5 million de dollars (0,6 et 1,3 million d’euros). En considérant une durée d’amortissement de 5 ans pour les nouvelles routes et de 3 ans pour les routes restaurées, on peut estimer ainsi le coût de la réhabilitation permanente des routes de montagne. Les dégâts sont principalement causés par les camions de marchandises, souvent surchargés.

    Il semble probable que le Kirghizstan poursuivra sa politique d’emprunts pour remettre en état son réseau routier, et ce d’autant plus que, à ce stade, la possibilité de faire payer les régions concernées n’est abordée qu’avec prudence.

    Au Tadjikistan, le passage vers la vallée est très cher

    Contrairement au Kirghizstan, le Tadjikistan dispose d’une route reliant le nord et le sud du pays sans franchir de frontière, en traversant les monts de Zeravchan, Turkestan et Hissar. Cette route Douchanbé-Khodjent-Tchanak est longue de 336 kilomètres. Restaurée entre 2006 et 2013, elle a coûté 305 millions de dollars (259 millions d’euros), dont 290 millions (soit 95 % du coût total) investis par la Banque d’exportation et d’importation de Chine. La construction du tunnel du Chahristan, qui a coûté 85 millions de dollars (72 millions d’euros), était partie intégrante de ce projet.

    La construction du tunnel d’Istiklol, ou tunnel d’Anzob, en partie financée par l’Iran, a quant à elle coûté près de 60 millions de dollars. Ces deux tunnels sont assez longs : 5 024 mètres pour celui d’Istiklol, 5 253 mètres pour celui de Chahristan, ce qui en fait les deux plus longs tunnels de la Communauté des États indépendants (CEI).

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    La route Douchanbé-Khodjent-Tchanak est gérée par la société privée IRS, qui est régulièrement l’objet de plaintes, en particulier émanant des autorités. Le péage imposé pour utiliser la route est particulièrement critiqué : 120 somonis (10 euros) pour une voiture et 600 somonis (49 euros) pour un camion. Cet argent sert à entretenir la route et rembourser le prêt contracté pour sa construction.

    Or, l’absence d’alternative contraint tous les usagers à s’acquitter de ce péage. Les camions qui veulent contourner l’Ouzbékistan pour transporter les marchandises depuis le nord du pays doivent relier la gare de Kara-Balta au Kirghizstan à Douchanbé sur environ 1 288 kilomètres. Le coût total du transport d’une tonne de carburant de Kara-Balta à Douchanbé est de 3 180 soms (35 euros), sans compter les taxes et les frais tel que le péage de 4 678 soms (52 euros) par véhicule sur l’autoroute Douchanbé-Khodjent. Une tonne de carburant coûte donc au moins 3 600 soms (40 euros), auxquels s’ajoute un prorata du péage du camion en fonction de son chargement total. Au final, le coût est au minimum une fois et demi plus cher que celui du transport du même chargement d’Omsk à Kara-Balta.

    Au total, 1,3 milliard de dollars (1,1 milliard d’euros) ont été dépensés pour la restructuration du réseau routier tadjik et 2,7 milliards de dollars (2,3 milliards d’euros) sont nécessaires à sa remise en état.

    L’Ouzbékistan entièrement autonome

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    L’Ouzbékistan a dû résoudre les problème de communications entre les trois provinces situées dans la vallée du Ferghana et le reste du pays. Comme le Tadjikistan, l’Ouzbékistan dispose d’une route unique, passant par le col de Kouramine, pour relier les deux parties de la République.

    Les autorités ont décidé sur cette même route l’installation d’une ligne à haute tension, d’un gazoduc, et d’une ligne ferroviaire. La route traversant le col a été restaurée entre 2012 et 2018 pour un coût évalué à 140 millions de dollars (119 millions d’euros), selon le contrat initial.

    Plus important encore, une ligne de chemin de fer a été construite à travers le col de Kamtchik. En juin 2016, le tronçon entre Angren et Pap a été inauguré. Le coût du projet, achevé en 32 mois, s’élève à 1,635 milliard de dollars (1,4 milliard d’euros). Le tronçon est long de 123 kilomètres. Outre une route et un tunnel de 19 kilomètres, le projet comprenait la construction de 285 infrastructures.

    L’Ouzbékistan est ainsi entièrement autonome en matière de transport. Le chemin de fer sert avant tout à l’acheminement du fret. Les entreprises de la vallée du Ferghana sont désormais approvisionnées en matières premières et expédient des produits en retour sans franchir de frontière. Auparavant, la ligne traversait le territoire de la province de Soghd, au Tadjikistan. Pas moins de 9,5 millions d’Ouzbeks de la vallée de Ferghana jouissent maintenant de voies de communication indépendantes avec le reste du pays.

    La Chine, premier investisseur des projets d’infrastructures 

    Chaque pays a fait appel à des prêts extérieurs pour mettre en œuvre ses projets. Au Tadjikistan et au Kirghizstan, presque tous les travaux ont été financés par des prêts d’entreprises chinoises. L’Ouzbékistan n’a compté sur Pékin que pour construire son chemin de fer.

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    La Chine, pour qui la vallée de Ferghana représente une fenêtre sur le sud de l’Asie centrale et surtout pour l’Ouzbékistan avec lequel elle ne partage pas de frontière, ne se précipite pas pour investir dans des projets globaux de transport, préférant agir sur une base strictement bilatérale.

    Pékin assume le risque en octroyant des prêts destinés aux projets d’infrastructures routières et de lignes électriques, tout en récupérant ensuite la majeure partie des investissements sous forme de commandes à des entreprises chinoises telles que China Road et TBEA.

    La plupart des prêts octroyés par la Chine aux pays d’Asie centrale se concentrent sur les infrastructures. Au 1er janvier 2020, la dette extérieure du Tadjikistan s’élevait à 2,888 milliards de dollars (2,5 milliards d’euros), dont 1,163 milliard de dollars (soit 40 % de la dette totale) destinés à la Banque d’exportation et d’importation de Chine. Le remboursement de cette dette a permis à la China Road & Bridge Corporation de restaurer la route Douchanbé-Khodjent-Tchanak et à TBEA de construire une ligne à haute tension et une centrale thermoélectrique à Douchanbé.

    En mars 2019, la dette du Kirghizstan envers la Banque d’exportation et d’importation de Chine s’élevait à 1,704 milliard de dollars (1,4 milliard d’euros), soit 45 % de la dette extérieure totale (3,795 milliards de dollars). Comme au Tadjikistan, cet argent a été consacré à la réparation et à la construction de routes, de lignes à haute tension et de la centrale thermoélectrique à Bichkek.

    Début 2020, la dette extérieure de l’Ouzbékistan était estimée à 15,7 milliards de dollars (13,3 milliards d’euros), dont 3 milliards uniquement pour la Chine. Ces prêts ont servi à développer l’industrie chimique et pétrochimique, ainsi qu’à étendre le réseau ferroviaire.

    À la différence du Tadjikistan et du Kirghizstan, où les prêts ont alimenté des secteurs rendus peu attractifs par la baisse des tarifs de l’électricité et la construction à perte de routes, l’Ouzbékistan a investi les sommes allouées dans des industries bien plus rentables, ce qui devrait à terme permettre de rembourser la dette, contrairement aux deux républiques voisines.

    En outre, la majeure partie des dettes des trois États a servi à des projets de communication reliant la vallée du Ferghana et les régions voisines. Toutefois, seul Tachkent a diversifié les voies de communication, entre routes, lignes ferroviaires, lignes à haute tension et gazoduc. Le chemin de fer, en prenant en charge les convois exceptionnels, permettra d’épargner les routes.

    Douchanbé et Bichkek, pour leur part, n’ont mis en place que des routes et des lignes à haute tension, dont l’entretien va nécessiter un afflux continu de fonds. Le Tadjikistan ne dispose que d’un seul itinéraire possible pour relier les deux parties du pays. Au Kirghizstan, la route existante a été remise à neuf et une seconde est en cours de construction, avec la possibilité de l’accompagner d’une nouvelle ligne ferroviaire.

    Une coopération régionale embryonnaire

    La vallée de Ferghana divise autant qu’elle rassemble. Jusqu’à présent, chaque État s’est attaqué aux problèmes de transport d’une manière autonome. La Chine, qui a fort à gagner à une amélioration du réseau routier, préfère négocier avec les pays sur une base bilatérale. Le manque de coopération et la méfiance des États les uns envers les autres les ont conduits à contracter des prêts à hauteur de 6 milliards de dollars auprès de Pékin via des entreprises chinoises qui ont participé aux chantiers.

    Le défi pour les dirigeants nationaux est de s’accorder à long terme sur leurs projets. On peut en effet penser qu’il est plus avantageux de compter sur ses voisins que d’échafauder des itinéraires impossibles en bravant les lois de la géographie, de l’histoire et de l’économie. On ne choisit certes pas ses voisins, mais, dans une telle situation, on a peu à gagner à ne pas coopérer plus étroitement.

    Alibek Moukambaïev
    Central Asian Analytical Network

    Traduit du russe par Pierre-François Hubert

    Edité par Grégoire Odou

    Source : Novastan